Place de l'étoile

Chapitre 1 – L’attente sur la voie de garage

Le soleil passait à peine les grands peupliers du talus, projetant sur la voie une ombre dentelée. La locomotive de Fork soufflait doucement, sa chaudière ronronnant d’un feu contenu. Il avait calé un coin de bois sous la roue arrière pour éviter le petit recul de trop quand il descendait — vieille habitude, plus qu’une nécessité.

La voie de garage était courte, à peine de quoi loger sa motrice et ses deux wagons à palettes. Le dernier dépassait légèrement sur les herbes folles du bas-côté, mais ici, personne ne viendrait le lui reprocher. La dernière inspection du réseau remontait à plus d’un an, et Fork avait de toute façon repeint les bornes de gabarit lui-même, un jour de pluie.

Il s’assit sur le marchepied, ôta ses gants d’épaisse toile, et leva les yeux vers la ligne principale. Vide. Pas un grincement, pas une vibration. Il en profita pour fumer une feuille roulée, une tisane sèche au goût poivré que sa sœur cultivait en lisière de champ.

— Il devrait pas tarder, murmura-t-il, sans grande conviction.

Le train qu’il devait laisser passer venait du plateau nord. Probablement un convoi de bêtes, mené par un des frères Ginset, ces géants à voix grave qui clouaient les sabots des vaches aux planchers pour limiter les glissements dans les tournants. Fork haussa les épaules. Chacun sa méthode.

Il jeta un œil à son chargement : trois palettes de pierres plates, enserrées dans du jonc tressé, pour les pavés de la halle de Saint-Gerné. Pas bien lourd, mais précieux. Les pavés, c’était pour marcher pieds nus, l’été, entre les étals, sans se couper. Des rues entières en pavés, ça voulait dire un bourg qui allait bien.

Il repensa à Saint-Gerné. Le silence, surtout. Là-bas, même les chariots étaient tirés à la main. On ne voulait pas heurter les racines. On disait qu’à l’est, un vieux bourg avait tenté de poser du bitume. La pluie l’avait repris en deux saisons. Le sol n’en voulait pas.

Dans ce monde, seul le train permettait de déplacer des marchandises sur plusieurs kilomètres. Les rares vélos, les brouettes poussées à la force des bras ou tirées par les épaules, servaient aux courts trajets, au sein des bourgs ou entre hameaux voisins. Mais pour acheminer quoi que ce soit de lourd ou de volumineux au-delà de quelques lieues, il n’y avait que le rail. Et encore, à condition de ne pas être pressé.

Un grincement lointain se fit entendre, à peine un fil de métal vibrant sous le ciel. Fork se leva. Il connaissait ce son. C’était le sifflet court, éraillé, du train des Ginset. Le croisement allait bientôt avoir lieu. Il retourna à la cabine, ajusta le levier de frein, par réflexe. Tout était déjà calé, bien sûr. Mais on ne plaisantait pas avec les croisements. Une voie unique, c’est comme un sentier entre deux falaises : il faut savoir attendre son tour.

Il sourit, pour lui-même. Il aimait ces moments d’attente. Ils forçaient le calme, la lenteur. Un luxe qu’il ne troquerait pour rien.

Le sol commença à vibrer doucement. L’autre train arrivait.

Chapitre 2 – Le départ vers Paris

Le convoi des Ginset passa dans un grondement mou. Trois wagons longs, lents, chargés de bétail. L’odeur de laine mouillée et de crotte s’attarda longtemps après leur passage. Fork les salua d’un signe, mais seul le cadet, Torin, leva la main.

Quand le silence revint, Fork se remit en marche. Une manette poussée, deux coups de sifflet courts. Les soupapes se régulèrent et le petit train quitta la voie de garage.

Il n’avait pas roulé plus de dix kilomètres qu’il s’arrêta au point d’échange de Vallée-Sèche. Là, un guichet sans vitre, une femme à la voix posée, et un message écrit à l’encre brune :

"F. Rôle : transport express vers Paris. Marchandise légère, conditionnée. Instructions à récupérer auprès de Clément au dépôt de Liergues. Priorité sur les lignes secondaires. Indemnité triple. Départ dès que possible."

Fork grimaça. Paris.

Ce n’était pas tant la distance qui le dérangeait — une semaine de trajet, à peine, si les aiguillages n’étaient pas trop lents. C’était la ville elle-même. Les nœuds de rails, la foule, les voix. Et puis la rumeur. Qu’on entendait battre le sol là-bas, malgré l’interdit. Des histoires, probablement.

Il hésita moins d’une minute. Le triple tarif ferait vivre la chaudière un an. Et il avait envie de voir autre chose que les mêmes collines, les mêmes silos d’argile.

Il fit demi-tour vers Liergues.

Trois jours plus tard, Fork quittait les hauts de Montjuron, cap à l’ouest, son convoi allégé — un seul wagon. Il longea les rivières surélevées, roula sur les viaducs à arches sèches, dormit dans les stations d’aiguillage, toujours ouvertes, avec leur poêle à charbon et leurs chaises bancales.

Chaque soir, il gribouillait une ligne dans son carnet :

Jour 2. Rencontré train lent. Départ retardé. Poisson séché en panne.

Jour 3. Crémaillère des collines du sud toujours instable. Détour par Braye. Mauvais tabac.

Jour 5. Vitesse réduite : rails déchaussés dans la plaine des brumes. Échange de vivres avec convoi du nord. Chants au bivouac.

Le sixième jour, les rails changèrent. Plus lisses, mieux soudés. Le ballast était garni de pierres plates, taillées, presque régulières. Les signaux étaient encore entretenus, à demi peints. Il y avait même un contrôleur dormant, posté sous une bâche entre deux bornes, à moitié couvert d’affiches anciennes.

Et puis la végétation se fit plus rare. Moins sauvage, plus retenue. Comme si on avait peigné le bord des voies.

À la fin du septième jour, après une dernière bifurcation à l’est d’un lac gris sans nom, Fork vit les lignes se diviser en une toile épaisse, sinueuse. Une forêt de leviers et de signaux s’éleva peu à peu, comme un port de mâts rouillés.

Il arrêta sa machine sur un terre-plein, exactement là où les anciens plans disaient : Avenue du bois, terminus secondaire Est.

Il n’était plus qu’à quelques centaines de mètres de la Place de l’Étoile — ou du moins, de ce qu’on appelait ainsi, ici.

Le ciel était bas, lumineux et poussiéreux. Fork descendit de sa cabine, s’épousseta les bras et s’étira longuement.

Il n’avait jamais vu Paris.

Chapitre 3 – La coulée noire

Fork avait laissé son convoi sur une voie de repos, au terminus secondaire. Un gardien l’avait dirigé d’un signe sec vers un sentier de traverse, entre deux faisceaux de rails rouillés. On lui avait dit : “Tu verras bien. Suis les gens, ou le silence. Ça mène au même endroit.”

Il marcha une dizaine de minutes, ses bottes grinçant dans le gravier fin. Les passants devenaient plus nombreux à mesure qu’il approchait. Des porteurs, des messagers, des ouvriers à la veste sale, quelques enfants en guenilles qui couraient dans le vent. Tous allaient dans la même direction, sans précipitation, mais avec une sorte de gravité tranquille.

Puis, après une dernière haie d’arbustes bas et de terres pelées, Fork découvrit la Place.

Ce n’était pas une place au sens habituel. Rien n’était plat. Rien n’était symétrique.

Au centre, un cratère immense, large comme un petit lac, tailladé de douze saignées noires qui s’éloignaient en étoile. Ce n’était pas de la terre, ni de la pierre. C’était du bitume, vivant et épais, qui coulait lentement, avec cette constance que seuls les grands fleuves ont.

Pas un flot. Une poussée. Une respiration de roche noire.

Des ouvriers s’agitaient tout autour, avec des outils de terrassement, des leviers, des plaques métalliques pour guider la matière. Des digues de bois et de pierre serpentaient dans toutes les directions, encadrant la coulée, la domestiquant autant que possible.

Chaque “branche” de cette étoile mouvante progressait vers l’horizon, parfaitement canalisée par des rigoles gigantesques creusées à la main. Fork vit l’une d’elles : un mur de bitume haut comme deux hommes, avançant à pas de mille-pattes sur une route qui semblait fondue, luisante, sans une herbe.

Une femme près de lui murmura, sans le regarder :

— C’est le douzième hiver qu’ils guident la coulée de l’ouest. Cinq kilomètres par an. Ils disent qu’on ne peut pas arrêter. Juste choisir où ça va.

Fork hocha la tête, sans trop comprendre. Ou plutôt : en comprenant trop bien. Il savait ce que c’était, les choses qu’on n’arrêtait pas. Le feu d’un poêle mal alimenté. Une roue libre qui dévale. La douleur après l’annonce d’un départ.

La Place de l’Étoile n’était pas un lieu. C’était une décision permanente. Une menace canalisée. Un pacte muet entre les hommes et quelque chose de bien plus ancien qu’eux.

Il resta longtemps immobile, à observer la matière noire qui ondulait vers les douze directions du monde.

Chapitre 4 – Le projet de l’Étoile

Fork recula d’un pas, comme pour échapper à la sensation d’aspiration que provoquait le spectacle.

Juste derrière lui, à demi plantée dans un mur de soutènement, une affiche battait au vent. Papier ciré, encres vives, soigneusement maintenue par des agrafes rouillées :

LA SOCIÉTÉ DES ROUTES DE PARIS

Pour une circulation future, ordonnée et partagée.

✶ Participez à la canalisation des Douze Voies

✶ Investissez dans l’avenir : propriété de portions de coulée

✶ Plan d’aménagement alpin prévu dans 127 ans

✶ Péage central opérationnel à l’horizon 160

Paris : centre naturel des échanges du continent.

Rejoignez le Flux. Ne restez pas en marge.

Fork resta figé un instant. Il y avait là des mots qu’il ne connaissait pas — “investissement”, “péage” — mais il comprenait l’essentiel. Quelqu’un, quelque part, croyait pouvoir domestiquer le bitume pour de bon. Non plus seulement le guider… mais le posséder.

Il regarda de nouveau la coulée. Elle n’en finissait pas de glisser, régulière, comme un temps minéral. Il pensa à ses rails, à ses vielles soupapes, à ses crochets soudés à la main. Et se demanda, sans trop y croire : est-ce que le bitume finirait par remplacer tout ça ? Plus de train, plus de fourche de croisement. Juste… des routes.

Il frissonna malgré lui.

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